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juil. 19, 2010

Le minotaure ou La halte d’Oran

Il n’y a plus de déserts. Il n’y a plus d’iles. Le besoin pourtant s’en fait sentir. Pour comprendre un moment le monde, il faut parfois se détourner ; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l’esprit se rassemble et le courage se mesure ? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.

Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d’ailes, une palpitation d’âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence.

 

Albert Camus

juin 28, 2010

Au soir / Am Abend

Jaune est encor l'herbe, grise et noire est la forêt ;
Mais dans le soir éclot un vert crépusculaire.
La rivière descend, froide et claire des montagnes,
Tinte en sa cachette de roche ; ainsi tintent
Tes jambes quand tu es ivre ; promenade sauvage
Dans le bleu ; et les cris extasiés des oiseaux.
Très sombre déjà, plus profond s'incline
Le front sur de bleuâtres eaux, sur du féminin ;
Descendant de nouveau dans les vertes ramures du soir.
Les pas et la mélancolie tintent à l'unisson dans le pourpre soleil.

Georg Trakl

juin 13, 2010

Alice au pays des merveilles

...

Elle chutait, elle chutait toujours. Cette chute ne prendrait-elle jamais, jamais fin? «Ça fait combien de kilomètres, maintenant, je me demande, dit-elle à voix haute. Je dois atteindre les parages du centre de la terre. Voyons: ça devrait faire six mille kilomètres de plongée, je crois.» (Car, voyez-vous, Alice avait appris diverses choses de la sorte au cours de ses leçons en classe, et bien que l'occasion ne fût pas des meilleures pour faire parade de ses connaissances, vu qu'il n'y avait personne pour l'écouter, malgré tout les passer en revue est un bon exercice.) «Oui, c'est à peu près la distance exacte... mais alors, à quelle Latitude ou Longitude je suis arrivée, je me demande?» (Quant à savoir ce qu'était la Latitude, ou d'ailleurs la Longitude, Alice n'en avait pas la moindre idée, mais elle trouvait que c'étaient là de beaux mots grandioses à employer.)

Bientôt, elle remit ça. «Est-ce que je vais traverser la terre de part en part, je me demande! Comme ça va faire drôle, de se retrouver parmi les gens qui marchent la tête en bas! Les antipathies, je crois...» (pour le coup, elle fut bien contente qu'il n'y eût effectivement personne pour l'écouter, car ça n'avait pas l'air du tout d'être le mot juste) «...mais il va me falloir leur demander le nom du pays, eh oui. Pardon, madame, sommes-nous en Nouvelle-Zélande? Ou en Australie? (et elle essaya d'assortir sa question d'une révérence - vous voyez ça, une révérence pendant que vous tombez dans le vide! A votre avis, vous y arriveriez?) «Et quelle petite ignorante je serais, à ses yeux! Non, ça n'ira pas du tout, de demander; peut-être que je verrai le nom inscrit quelque part.»

Elle chutait, elle chutait toujours. Il n'y avait rien d'autre à faire, alors Alice se remit bientôt à parler. «Dinah va beaucoup regretter mon absence, ce soir, j'en suis sûre! (Dinah, c'était la chatte.) J'espère qu'ils penseront à sa soucoupe de lait, à l'heure du goûter. Dinah, ma chérie! Si seulement tu pouvais être ici avec moi! Il n'y a pas de souris dans les airs, j'en ai bien peur, mais tu pourrais attraper une chauve-souris, ça ressemble beaucoup à une souris, ça, tu sais. Mais les raminagrobis mangent-ils les chauves-souris, je me demande.» A ce moment, Alice, prise d'une sorte de torpeur, se mit à répéter à mi-voix, sur un mode proche du songe: «Les raminagrobis mangent-ils les chauves-souris?» et parfois: «Les chauves-souris mangent-elles les ramina- grobis?» car, voyez-vous, puisqu'elle n'avait pas de réponse ni pour l'une ni pour l'autre question, peu importait, en somme, l'ordre des termes. Elle sentit l'assoupissement la gagner, et venait à peine d'entrer dans un rêve où elle marchait la main dans la main avec Dinah, et lui demandait du ton le plus sérieux: «Allons, Dinah, dis-moi la vérité: as-tu jamais mangé une chauve-souris?» quand, soudain, boum! boum! atterrissage sur un tas de brindilles et de feuilles mortes, et fin de la chute.

...

Lewis Carroll

mai 26, 2010

La femme du magazine

Une fois j’ai vu dans un magazine une
femme qui me ressemblait. Juste un peu,
mais elle me ressemblait. Ça m’a fait un
effet pas possible. Pourquoi elle me ressemble,
je n’arrêtais pas de me répéter ça,
pourquoi elle me ressemble. Je la regardais,
je notais des détails, je remarquais une chose
ou une autre, elle avait un pli au coin de la
bouche, moi j’ai le même, je ne sais pas si
d’autres pourraient le remarquer, mais moi
je le sais, je le remarquais, et aussi la couleur
des cheveux, c’est le même brun, enfin, je
crois, en tout cas je le sentais pareil, et je
n’arrêtais pas de me dire ça, pourquoi elle
me ressemble, pourquoi cette femme me
ressemble. À la fin je devenais folle. Je n’en
pouvais plus, je l’ai raconté à ma meilleure
amie, elle a écouté, elle m’a dit, mais tu te
demandes pourquoi elle est dans le magazine,
et pas toi, c’est ça que tu te demandes,
cette femme te ressemble et elle est dans le
magazine, c’est ça qui te perturbe, et là ça
m’a arrêtée, je me suis dit, oui c’est vrai, elle
est dans le magazine et pas moi, c’est pour
ça que ça me perturbe. C’est vrai que je ne
voyais pas ce qu’elle avait fait pour être là
dans le magazine, être là à me ressembler.
Ça m’a un peu calmée. Mais après ça m’a
repris. Pourquoi elle et pas moi, pourquoi
elle est dans le magazine et pas moi, en fait
elle n’avait rien fait de spécial, elle était juste
dans le magazine, je ne sais plus qui c’était,
elle était mariée, elle avait des enfants, elle
avait un problème de santé, je ne sais plus,
elle était là dans le magazine, et plus j’y pensais,
plus ça me rendait malheureuse, elle me
ressemblait, pourquoi elle était dans le
magazine et pas moi. Son nom était marqué,
mais ça ne me disait rien, je ne la connaissais
pas, je ne sais pas qui la connaît, mon
amie ne la connaissait pas, personne ne la
connaissait mais elle était là, elle me ressemblait
et ça me rendait malheureuse.
On est dans la société du bonheur et on est
malheureux. Tous les jours, tout le temps, il
y a des raisons d’être malheureux. Quand
on travaille. Quand on ne travaille pas.
Quand on a des enfants. Quand on n’a pas
d’enfants. Et la santé. Et les vacances. On a
tous les jours des raisons d’être insatisfait,
malheureux, mécontent. Et là. Cette femme
qui me ressemblait, dans le magazine, je ne
sais pas pourquoi, ça m’a explosé à la figure.

Leslie Kaplan

mai 20, 2010

Tsiganes

J'évoquerai d'abord la couleur de mon âme : l'immensité du ciel omniprésent, l'éternité de l'instant où la nuit n'était que la continuation du jour, la boue, l'eau bue saumâtre, l'inconfort...Le défi des incessants départs, les tourbillons de poussière, les rabres rares, les vents plaintifs, le ciel nocturne rassurant...Le piaffement des chevaux, le cercle des roulottes, les feux de camp, les jeux des enfants, l'aboiement des chiens...Les raids de la police montée, la dignité des Rom, leur magnétisme animal, le lac où, au soleil, jouaient les carpes, la venue du crépuscule...

Je m'étais approché du camp...

Jan Yoors

mai 06, 2010

Ou dorment des corbeaux

...

On s'aim'ra cet hiver

quand la terre est peignée

quand s'est tu le concert

des oiseaux envolés

quand le ciel est si bas

qu'on l'croit au rez de chaussée

et qu'le temps des lilas

n'est pas prêt d'êt' chanté

...

On s'aim'ra cet été

quand la mer est partie

quand le sable est tout prêt

pour qu'on s'y crucifie

quand l'oeil jaune du ciel

nous regarde et qu'c'est bon

et qu'il coule du miel

de ses larmes de plomb

 

On s'aim'ra

pour une vague bleue

qui fait tout ce qu'on veut

qui marche sur le dos

on s'aim'ra

pour le sel et le pré

de la plagé râpée

où dorment les corbeaux

Léo Ferré

avril 22, 2010

La forme d'une ville

Cela se passait pendant les années de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir que j’ai gardé de Nantes. S’il y passe par intervalles une nuance plus sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l’encavement des rues, qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact si fugitive, c’est montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées, de l’allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de l’été, rafraîchies comme d’une buée par l’odeur du citron, de la fraise et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason de la vie n’était plus le même, et depuis, inoublié – un parfum inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J’ai aimé, certes, par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes d’hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues, du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de galettes de blé noir. Mais l’été reste pour moi, depuis mon premier contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu’on a appelée Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et ce que même l’explosion orchestrale du printemps de la campagne ne pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse de l’air le réalise: la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues.

Julien Gracq

avril 06, 2010

La matière du poème

Le travail du poète est d'être au monde à l'état de veille, de se river à la chaîne des instants, de s'en saisir, de capturer ceux qui se cristallisent dans le ferment perpétuel de l'alchimie intérieure, au point qu'ils acquièrent leur autonomie et qu'ils se mettent à briller à la surface de l'esprit, dans la fixité d'un fruit ou d'une fleur qu'il suffit de cueillir, dans l'immobilité d'un grain qu'il convient de picorer, dans le lent déplacement d'une fourmi, d'une mouche ou d'une guêpe qu'il y a lieu de gober, ou encore dans la célérité d'un lièvre ou le jeu du mouvement et de la dissimulation d'une perdrix, il faut ruser pour l'attraper dans ses serres, telles sont les prises du poète lorsqu'il se déplace de par le monde à travers les climats et les langues, comme à travers les paysages et les textes, homme qui se saisit de la seconde qui passe comme des millénaires, touchant au passage la matière qu'il amasse pour l'introduire dans sa fabrique des signes, rencontrant aussi les signes déjà constitués et qui appartiennent à la mémoire des lieux et des langues, signes qu'il intègre à son propre registre pour les croiser avec ses propres signes ou pour les laisser agir à l'état sauvage, laissant au hasard l'émergence de leur empreinte...

Abdelwahab Meddeb

mars 20, 2010

Visages en trois

Quand l’attente menace
Dans la chambre du seul l’éclat des seuils
Ce qui vient sera gouverné

Quelques-uns ont l’intuition de la cendre
Dans la nuit fine affinée de cristaux
Ceux-là disent des mots sous le risque

Etoile et tour et lion
Nous défendrons contre le château de leurs plumes
Tombé sur nous avec ses murs et l’ombre froide

- - - - -

Bientôt la fin. Bientôt dira la bouche
Ce que le puits. Qui a les lèvres pures
On le saura. Les mots décideront.
Nous serons allongés dans le simple.

Les uns et puis les autres. Il n’y aura
Personne pour nous toucher. Et si les linges s’usent
Ce sera par des nœuds faits et défaits
Sans nous, sous le vent couvert de pierres

Et qui dira les mots sera ce jour l’aimant
Pour attirer le corps du feu. Et qui
Ne dira rien sera habillé par les mots
D’un autre, dits pour le sauver

- - - - -

Voici la mort : elle a le visage en trois,
Illuminée par l’eau
Et entourée de fruits
Dans le sommeil de l’ensommeillement
Sous la beauté de l’air

A toute soif une ombre de ramier
Dans le miroir et le renversement
Colombe de la nuit de ce côté
Où les nuages dorment

- - - -

Je songe à l’osier de ses jambes
A ce fleuve entre elle et moi
Et je crie en maniants des outils

A cette ligne écrite et qui va disparaître
Avec ce corps économise pour
La seule rupture

Je songe à ses poignets devenus lampe
Et qui vont dormir au versant de la douleur

- - - -

Salah Stétié

mars 19, 2010

Poteaux d'angle

Retour à l'effacement

à l'indétermination

plus d'objectif

plus de désignation

sans agir

sans choisir

revenir aux secondes

cascade sans bruit

îlots coulants

foule étroite

à part dans la foule des environnants

habiter parmi les secondes

autre monde

si près de soi

du coeur du souffle

...

Henri Michaux

 

mars 09, 2010

Haikus

Le printemps s'annonce dans ma cabane

absolument rien

absolument tout

Yamaguchi Sodô



Une allouette s'élève

mes intestins

vieillissent les premiers

Nagata Kôi



Foulant la verdure

je foule

un banc de nuages

Kawabata Bôsha

 

 

 

 

mars 05, 2010

Pas devant les gens

Quand j’étais toute petite, j’ai longtemps dormi dans le lit de mes parents, entre eux. Je prenais un bras, une jambe, je ne cherchais même pas à qui c’était, je prenais un bout d’eux et je m’endormais. En dormant à demi je soufflais parfois doucement dans les cheveux de ma mère. Les cheveux bougeaient un tout petit peu à mon vent de la nuit quand je riais dans mes rêves. Ma mère se grattait négligemment en tirant sur sa peau. Rien ne craquait, rien ne se fendait. Quand mon père et ma mère étaient tellement serrés que je ne pouvais pas me mêler à leurs corps, je descendais tout au fond du lit, et je restais sous les draps, la tête dans leurs pieds, la bouche contre un mollet. Mes parents me laissaient faire. Quelque chose comme le sommeil appuie sur mes paupières, mais mes yeux ne se ferment pas. J’ai envie de dormir, j’ai envie de pleurer. Je pense à ma mère, elle qui pleurait certains jours entiers sans être triste, par nature. Ses larmes s’échappaient d’elles-mêmes, elles se déposaient comme un parfum sur tout son visage. Il ne fallait pas en chercher la cause, c’était un effet sans cause, juste le début des choses chez elle.

Emmanuelle Pagano

mars 03, 2010

Lorsque j'étais une oeuvre d'art

J'ai toujours raté mes suicides. J'ai toujours tout raté, pour être exact : ma vie comme mes suicides. Ce qui est cruel, dans mon cas, c'est que je m'en rends compte. Nous sommes des milliers sur terre à manquer de force, d'esprit, de beauté ou de chance, or ce qui fait ma malheureuse singularité, c'est que j'en suis conscient. Tous les dons m'auront été épargnés sauf la lucidité...J'ai honte de moi. Incapable d'entrere dans la vie et pas fichu d'en sortir, je me suis inutile, je ne me dois rien. Il est temps d'insuffler un peu de volonté à mon destin. La vie, j'en ai hérité ; la mort, je me la donnerai ! Voilà ce que je me disais, ce matin-là, en regardant le précipice qui s'ouvrait sous mes pieds...

Eric-Emmanuel Schmitt

févr. 28, 2010

Ami et Amie - Cours de silence

Tout me plaît dans un livre, la malléabilité, la présence fermée et qui s’ouvre, l’espace errant entre les yeux et les lettres, la concentration de la tête, mon visage projeté sur la feuille, les chemins qui de lui évoluent jusqu’à la lumière de la fenêtre, ou de la lampe et du départ. Le simple fait de les effleurer apaise mon toucher et, levant et baissant la lame de lecture, je trouve le bruissement tsi-z’ li, tsi-z’ li, qui peut faire naître un nid douillet dans ma gorge.

...

Je sens que je suis incapable, seule, de contempler le don de tant de pages avec des larmes et, le soir, quand le silence qui fait taire le silence grandit, certains se couchent près de moi et, entre l’incisif de la lecture et le haut érotisme de l’écriture, je me poste en sentinelle et je rêve.

Maria Gabriela Llansol