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août 03, 2012

W ou le souvenir d'enfance

J'écris : j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur trace indélébile et que la trace en est l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie.

Georges Pérec

juil. 21, 2012

Écrits poétiques

La poésie est la pensée humaine.

Le poète est intelligent. Il prépare la pensée difficile.
La pensée est engoncée, dure et pâteuse, le poète la masse, l’amollit, la réchauffe. Il entraîne l’intelligence à sortir de son engourdissement, il entraîne sa tête, les membres de sa cervelle, sa nuque et ses dix doigts à sortir. Il veut se désincruster. Il décortique la bouche et rogne le bras droit de son maître. Il s’entraîne à bouger la tête à l’intérieur de la pensée.

Le poète prépare sa pensée.

L’intelligence ne sort pas d’elle-même. Il masse le crâne, il entraîne sa vision de voir au-delà de ce qui, tari, se colle, séché, dans les plis de la pensée, il déchire son ventre. Il ne se lance pas sans préparation, le poète est intelligent, le poète va entrer dans la pensée difficile. Le poète, mouvant, se déplace dans l’espace, il s’entraîne d’être, pensant, il se pare à translater les images.

Le poète se prépare pour penser.

Il se laisse tomber dans les escaliers, il laisser tomber un filet de sable, un filet de riz fin, un filet de poudre de biscottes écrasées à la masse, il tombe de haut, il laisse échappe les kilos des sacs, il tombe des chaises, tombe des tables, tombe des arbres, il s’abandonne à tomber. La poésie est l’intelligence même, en train de naître.

Le poète crie

[...]


Christophe Tarkos

juil. 18, 2012

Neige

Le bruit du pot d'eau qui éclate

(L'eau a gelé cette nuit)

Me réveille

Basho

 

- Qu'est ce que la poésie ? demanda le prêtre.

- C'est le mystère ineffable, répondit Yuko.

Un matin, le bruit du pot d'eau qui éclate dans la tête fait germer une goutte de poésie, réveille l'âme et lui confère sa beauté. C'est le moment de dire l'indicible. C'est le moment de voyager sans bouger. C'est le moment de devenir poète.

Ne rien enjoliver. Ne pas parler. Regarder et écrire. En peu de mots. Dix-sept syllabes. Un haïku.

Un matin, on se réveille. Il est temps de se retirer du monde pour mieux s'en étonner.

Un matin, on prend le temps de se regarder vivre.

 

Maxence Fermine

juin 11, 2012

69 vies de mon père

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Les escaliers branlants

Lorsque nous nous établissions à Brunehautpré pour les vacances, ce qui me fascinait le plus c’était ce petit escalier branlant qui avait été rajouté dans une vieille grange connue par la région à cause de l’épaisseur de ses murs dont les pierres avaient conservé, à la fois régulière et impossible, leur taille du xiiie siècle; il y avait dans chacune de ces marches qui semblait refuser de mener à la suivante un doute qui m’envahissait et me ramenait à la sensation de mon propre corps, alors que je dévorais quatre à quatre tous les autres escaliers, en pure insouciance; elles prenaient dans leur difficulté même et ce renvoi à moi-même une espèce d’existence qui ne me compliquait pas, mais me rendait tout simplement à mon existence; et chaque marche dès lors me conduisait en même temps dans une libération de mon esprit et le sentiment profond d’une habitude étrange qui échappait aux habitudes tout en se rappelant à une expérience que j’avais déjà vécue.

Rien là-haut ne semblait se charger d’autre chose que de la seule jouissance d’y avoir accédé; d’ailleurs il ne restait plus de l’ancien étage que l’amélioration des rendements avait nécessité à la fin du siècle dernier qu’un petit carré dans lequel je pouvais me tenir seul, et qui ôtait ainsi tout intérêt pour la fratrie et les cousins, puisqu’on n’y tenait qu’un. Seule donc la jouissance d’y avoir accédé pouvait expliquer ce goût, et c’est dire également le plaisir croissant d’en braver les étapes, dans l’obscurité demi passagère de cette immense grange aux ouvertures étroites, avec ces ombres vite franchies au dehors des nuages, et ce silence que me réservaient les marches un peu mobiles.

J’y construisais des histoires, avec des bruits qui avaient des pieds partout; les mots montaient en même temps que moi, en s’accrochant où ils pouvaient et dans l’espoir qu’ils tiendraient le coup; y arriver ne menait finalement nulle part: il n’y avait plus qu’à redescendre, plus vite et comme débarrassé.

Tu vois comme j’essaie de te raconter ça, comme du passé. trop joliment construit.

 

Ludovic Degroote

juin 05, 2012

Petite

(Petite pop)

Petite, j’admirais sur le visage des fillettes cet air de

tout savoir depuis le commencement, des comptines

que déjà chantonnaient leurs grand-mères à la dernière

chorégraphie des Clodettes (moi, je ne savais rien faire) :

il y avait une petite blonde qui sous le préau jonglait

avec aplomb; je l’observai et l’observai, jusqu’à ce que je

pusse sentir, précisément, en moi-même, la blondeur du

geste, le mouvement fier de la tête rejetant les cheveux:

ainsi, je sus jongler, – ainsi pour toute chose.

 

Florence Pazzottu

mai 23, 2012

Je

Je marche dans la rue déserte, je me regarde marcher dans la rue déserte, j’écoute le bruit de mes pas dans la rue silencieuse, je boutonne mon col, j’ai froid à l’intérieur, je suis un peu saoul, je suis un peu saoul mais ça n’aide pas, je marche vite pour dissiper l’alcool, je suis les rails du tram, je marche vers westbanhof, je marche vite, je ne sais pas pourquoi je suis parti, je sais pourquoi, je connais le contrat, j’ai fixé la règle, je joue le jeu, je suis parti très vite, je ne m’y attendais pas, je n’ai rien dit, j’ai repris mon pull sur tes épaules, j’ai mis ma veste en cuir, je me suis enroulé dans ton écharpe africaine, je suis sorti, je n’ai pas voulu discuter, je t’ai dit ne complique pas tout, je suis sorti, j’ai demandé mon chemin à stefan, je suis ses indications, je tourne à droite encore à droite, je me guide maintenant aux rails du tram 43, j’arrive à westbanhof, je sais qu’il est trop tôt pour le premier u-banh, je continue tout droit, je marche vers le centre, je descends les rues vers le centre, je croise quelques passants, je regarde le sol, je ne regarde rien, je marche pour m’empêcher de penser, je sens les pensées qui me rattrapent, je sens les pensées en embuscade, je marche plus vite, je marche jusqu’au ring...

Rémi Marie

mai 05, 2012

La vie est ailleurs

Quel est le poète qui n'a pas rêvé sa mort ? Quel est le poète qui ne l'a pas imaginé ? Ah ! s'il faut mourir, que ce soit avec toi, mon amour, et seulement dans les flammes, mué en clarté e en chaleur... Pensez-vous que ce n'était qu'un jeu fortuit de l'imagination, qui incitait Jaromil à se représenter sa mort dans les flammes ? Nullement ; car la mort est un message ; la mort parle ; l'acte de mourir possède sa propre sémantique, et il n'est pas indifférent de savoir de quelle façon un homme à trouvé la mort, et dans quel élément.

Jan Masaryk expira en 1948, jeté d'une fenêtre dans la cour d'un palais de Prague. Son destin se brisa sur la coque dure de l'histoire. Trois ansplus tard, le poète Konstantin Biebl, effrayé par le visage du monde qu'il avait aidé à construire, se précipite du haut d'un cinquième étage sur les pavés de la même ville (la ville des défenestrations), pour périr, comme Icare, par l'élément terrestre et, par sa mort, offrir l'image de la discorde tragique entre l'air et la pesanteur, entre le rêve et le réveil.

Maître Jaen Hus et Giordano Bruno ne pouvaient mourir ni par la corde ni par le glaive ; ils ne pouvaient pourir que sur le bûcher. Leur vie est ainsi devenue l'incandescence d'un signal, la lumière d'un phare, une torche qui brille au loin dans l'espace des temps. Car le corps est éphèmère et la pensée éternelle et l'être frémissant de la flamme est l'image de la pensée. Jan Palach qui, vingt ans après la mortde Jaromil, s'est arrosé d'essence sur une place de Prague et a mis le feu à son corps, aurait pu difficilement faire retentir de son cri la conscience de la nation s'il avait choisi de périr noyé.

En revanche, Ophélie est inconcevable dans les flammes et ne pouvait finir ses jours ailleurs que dans les eaux, car la profondeur des eaux se confond avec la profondeur de l'âme humaine ; l'eau est l'élément exterminateur de ceux qui se sont égarés en eux-mêmes, dans leur amour, dans leurs sentiments, dans leur démence, dans leurs miroirs et dans leurs tourbillons ; c'est dans l'eau que se noient les jeunes filles des chansons populaires dont le fiancé n'est pas revenu de la guerre ; c'est dans l'eau que s'est jetée Harriet Shelley ; c'est dans la Seine que s'est noyé Paul Celan.

 

Kundera

mai 01, 2012

Emmurés vivants

À travers le mur de mes sens, je pressens d’autres emmurés vivants
J’écris, c’est un mystère
Je vis, c’est un miracle
Depuis des siècles et des siècles, je crie : Au SECOURS ! On me répond : attendez votre tour

Paul Vallet

 

avril 20, 2012

La taille des hommes

Tout ce que je veux à présent c’est conduire sans relever le menton tout ce que je veux c’est rouler sans devoir m’arrêter sans y être forcée c’est être prise dans le flux le mien sans plus d’explication je ne veux plus prendre de notes je ne veux plus qu’existe le temps pour prendre des notes je ne veux plus me garer sur le côté pour me demander ceci ou cela franchement j’en ai plus qu’assez bien sûr je m’arrêterai pour regarder les nuages qui ne s’arrêteront jamais je m’arrêterai pour l’habitude et le goût que j’ai de m’arrêter je m’arrêterai pour rêver je rêve aux ciels rouges je rêve aux chevaux dans ce ciel qui me fait rêver…

 Corinne Lovera Vitali

 

avril 08, 2012

L'épuisement

Nous sommes moins seuls que nous l’imaginons. Nous sommes si peu seuls qu’un des vrais problèmes de cette vie est de trouver notre place dans les présences environnantes — écarter les morts sans les froisser, demander aux vivants ce rien de solitude nécessaire pour respirer. Dans la logique du monde, on ne peut faire sa place sans aussitôt prendre la place d’un autre. Mais on ne fait pas plus sa place qu’on ne fait sa vie : on trouve l’une et l’autre, et le sentiment de cette trouvaille inespérée c’est la joie même.


 Christian Bobin

mars 20, 2012

Un objet silencieux, Le suc et l’absinthe

Il faudra accorder le temps à l’espace. Faire sonner le LA. Tout oublier : les lauriers roses sur la terrasse, le vent, les abricotiers-

Il faudra remettre la boîte, fermée, au milieu de la table, au centre du chemin. L’oiseau de Damas, recouvrir la cage, laisser battre l’horloge, vide-

Il faudra disposer le ciel, bleu du ciel, de l’étang, celui sous la paille, laver les murs. Le piano nuit et jour, s’étendre entre les mots, sculpter le silence-

Il faudra laisser les portes ouvertes, reposer sa tête oui, ne jamais étancher sa soif, refaire le chemin et si c’est une boîte à musique, l’ouvrir-

Il faudra, un peu, s’abstenir d’écrire, accepter la nuit, apprendre à ne plus reconnaître. Laisser les intérieurs en silhouette. Taire ces autres choses dans un commun mortel-

Il faudra, au travers des persiennes, ne rien voir venir. Dans le jardin, couper les roses dans la convention du bouquet, qui tristement se fane-

Il faudra préserver les couleurs, fermer les yeux, un peu, sur les mots absents, et qu’adviennent les gestes apaisants, la proximité sauvage des papillons de nuit-

Il faudra marcher sur les rivages du chagrin, jusqu’à se perdre. Enfin nager loin, pour redessiner les contours et retrouver les vêtements du voyage-

Edith Azam

 

mars 12, 2012

Ut

Je cherche un arbre qui pose les questions d'un enfant au réveil.

Je cherche un début d'arbre relayé d'enfants très enthousiastes.

Je grimpe les pieds nus, j'entre avec les première questions, les petites corvées du démarrage.

Les bourgeons font des acrobaties.

Mes plus belles phrases sont dans les arbres en construction.

J'ai besoin du craquement de l'arbre pour fermer le livre. Un craquement à tout rompre.

Chaque feuille tombée est à recopiée.

 

Isabelle Pinçon

mars 04, 2012

Vita (La vie légère)

Rien que des cousins : le sang proche, les ressemblances physiques, un temps commun dans les mêmes bois. Voilà leur enfance, ici même, avant la débandade en direction du monde. Il y a des images qui resteront fixées dans l'air de la maison. Pas de rituels, pas de lois, pas d'autres qu'eux-mêmes. Un imaginaire commun, les mêmes nuits. Ils sont si agiles, des têtes tellement pensantes. Même si on voulait approfondir leur monde, on serait confronté au problème de la langue. Peut-on comprendre ce qu'ils se disent ? Voilà ce qui rend difficile l'approche de ces êtres qui se retrouvent toujours les murs épais, sans une porte à laquelle frapper, habités par des raisons profondes de vie et d'amour. Les montagnes non plus ne sont pas inertes. C'est une enclave. On ne peut que rendre le sentiment flou d'un monde qui ne se meurt pas.

Léonor Baldaque

févr. 26, 2012

Par obole

la manie du papier ne laisse pas plus d’ordre
à la fin,
il reste le théâtre éclairé d’un dos,
l’appariement en silence d’une feuille
à une idée
la trace enfin du pli, et du tri
c’est couturer à soi le temps du purgatoire
(l’âme ira, bien assez vite, d’un côté)

Blandine Merle
Prix de la Vocation Marcel Bleustein-Blanchet 2011