juin 11, 2012
69 vies de mon père
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Les escaliers branlants
Lorsque nous nous établissions à Brunehautpré pour les vacances, ce qui me fascinait le plus c’était ce petit escalier branlant qui avait été rajouté dans une vieille grange connue par la région à cause de l’épaisseur de ses murs dont les pierres avaient conservé, à la fois régulière et impossible, leur taille du xiiie siècle; il y avait dans chacune de ces marches qui semblait refuser de mener à la suivante un doute qui m’envahissait et me ramenait à la sensation de mon propre corps, alors que je dévorais quatre à quatre tous les autres escaliers, en pure insouciance; elles prenaient dans leur difficulté même et ce renvoi à moi-même une espèce d’existence qui ne me compliquait pas, mais me rendait tout simplement à mon existence; et chaque marche dès lors me conduisait en même temps dans une libération de mon esprit et le sentiment profond d’une habitude étrange qui échappait aux habitudes tout en se rappelant à une expérience que j’avais déjà vécue.
Rien là-haut ne semblait se charger d’autre chose que de la seule jouissance d’y avoir accédé; d’ailleurs il ne restait plus de l’ancien étage que l’amélioration des rendements avait nécessité à la fin du siècle dernier qu’un petit carré dans lequel je pouvais me tenir seul, et qui ôtait ainsi tout intérêt pour la fratrie et les cousins, puisqu’on n’y tenait qu’un. Seule donc la jouissance d’y avoir accédé pouvait expliquer ce goût, et c’est dire également le plaisir croissant d’en braver les étapes, dans l’obscurité demi passagère de cette immense grange aux ouvertures étroites, avec ces ombres vite franchies au dehors des nuages, et ce silence que me réservaient les marches un peu mobiles.
J’y construisais des histoires, avec des bruits qui avaient des pieds partout; les mots montaient en même temps que moi, en s’accrochant où ils pouvaient et dans l’espoir qu’ils tiendraient le coup; y arriver ne menait finalement nulle part: il n’y avait plus qu’à redescendre, plus vite et comme débarrassé.
Tu vois comme j’essaie de te raconter ça, comme du passé. trop joliment construit.
Ludovic Degroote
13:38 Publié dans LITTERATURE / Anthologie de Corinne Le Lepvrier
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