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août 01, 2011

Nuit d'été

Odeur des bambous frais dans la chambre

Dans le jardin, clair de lune sauvage

Goutte à goutte, la rosée, cristal

Une à une, les étoiles claires

Une à une, les lucioles dans les coins noirs

Les poules d'eau s'appellent d'une rive à l'autre

Au loin le monde entier se fait la guerre

Assis sur mon lit, j'écoute et réfléchis

Tou Fou (poète chinois) (712-770)

juil. 27, 2011

Ariste est mort

... Nous sommes matière à monstres. La société exige de chacun de nous qu'il soit leplus petit commun dénominateur du plus grand nombre de monstres possibles, parce que l'homme moyen est idéal et que jamais cette moyenne ne lui paraît assez sûrement acquise ni assez moyenne qu'elle ne cherche à l'abaisser encore. Plus nous sommes en proie à des aspirations contraires et déchirés par des désirs incompatibles, plus nous l'aidons à maintenir bas l'étiage affectif et spirituel qu'elle appelle son ordre. Nous la dispensons même de réprimer par des procédés trop visibles et déplaisants bien des rêves, des appétits, des caprices, des errements, des excés, des folies qui la mettraient en péril si nous ne les annulions pas en nous les uns les autres. Excitant tour à tour les passions inconciliables qui nous divisent, nous sommes les éternels vaincus d'un combat que nous ne menons pas en notre nom...

André Beem

juin 30, 2011

Le boucher

La lame s'enfonça en douceur dans le muscle, puis le parcourut en souplesse d'un bout à l'autre. Le geste était parfaitement maitrisé. La tranche tomba en fléchissant mollement sur le billot. La viande noire luisait, ravivée par l'attouchement du couteau. Le boucher posa sa main gauche à plat sur l'entrecôte large et de la droite tailla à nouveau dans l'épaisseur. Je sentis sous ma propre paume la masse froide et élastique. Je vis le couteau entrer dans la chair morte et consistante, l'ouvrir comme une plaie radieuse. L'acier glissa le long du relief sombre ; la lame et la paroi brillèrent. Le boucher souleva les tranches l'une après l'autre, les posa côte à côte sur le billot. Elles retombèrent avec un bruit mat -comme un baiser contre le bois.

Alina Reyes

juin 22, 2011

L'été

... J'allais m'étendre dans l'herbe avec les pigeons, les amoureux et les chats, du ciel bleu plein les yeux. Le soir, hébété, je regardais sauter les seins de Cécile. A ce moment de la nuit, Tony n'avait pas l'air plus intelligent que moi.

Vers une heure du matin je remontais sous les toits. Je prenais une douche et m'écroulais sur le divan devant un film policier, un thriller. Quand on est lessivé comme je l'étais, il faut du sexe, de grands espaces et de la peur, les trois mêlés si possible. Si quelque chose de primaire n'accroche pas vos tripes, jamais vous n'arrivez à la moitié du film. Mes paupières aussi lourdes que mes pieds. Mes piles de livres attendraient l'hiver en jaunissant contre les murs...

René Frégni

mai 19, 2011

Haikus, printemps

Sur la terre comme au ciel

les cerisiers fleurissent

et moi je tousse

Nomiyama Asuka

 

Sous le fleurs d'un monde flottant

avec mon riz brun

et mon saké blanc

Matsuo Bashô

 

Couvert de papillons

l'arbre mort

est en fleurs

Kobayashi Issa

mai 13, 2011

L'autre pays

Chaque jour, des passereaux volaient en masse noire au-dessus de la ville. Je les observais aller et venir, me demandant quelle langue ces oiseaux dessinaient-ils de leur vol dans le ciel. Comme des signes calligraphiques étranges, ils semblaient tout droits issus de la besace de Dieu.

Je m'essayais alors à écrire un livre dont chaque phrase me blessait. Je buvais au point d'atteindre l'extrémité d'une fêlure très ancienne, irréparable, et me tenais brisée en moi-même. Plus rien ne me faisait souffrir. Ma faim d'absolu me dévorait. Je perdais le sens de ma vie si radicalement que cela me forçait à naître. Bientôt je connaîtrais qu'il existe une forme de désespoir tel qu'il bascule dans la joie. Alors je n'étais point encore assez désespérée. La foi m'abandonnait. Écrire restait mon seul rêve vivant.

Mais lorsque la phrase elle-même devient meuble, c'est le monde entier qui s'écroule.

La violence se levait en moi à la manière d'un mauvais vent.
Encore une fois, l'ombre appelait et ma quête de lumière me conduisait à la mort.

Ce que c'est que de douter jusqu'à la ruine.

Il me paraissait inconcevable alors que notre espèce fut seulement limitée à deux genres : le masculin et le féminin. Manquait fatalement un troisième.

J'étais cette terre desséchée et qui attend son orage.

A-t-on seulement idée de toutes ces poches de larmes que l'on porte au creux de la poitrine et presque à notre issu ?

C'est à cette époque, lors d'un de ces quinze août solitaires et brûlés que, dégagée et désespérée de tout, je me suis approchée au plus près du suicide. "Man's extremity is God's opportunity", dit le proverbe anglais. C'est dans le désastre le plus extrême que s'invente la langue d'espérance.
Et alors regarder l'enfant en soi qui s'ouvre comme un ciel ébloui après l'ondée.

J'ai porté ma soif d'amour, non comme un sentiment, mais comme l'état même de mon être, et la douleur m'a brûlée pour me fondre en or à la manière du feu de l'alchimie les métaux d'autrefois.

Je peux désormais affronter la magnificence brutale du monde. Et ce sont des forces et non plus des idées que je cherche pour avancer.

Il m'est venue depuis une honnêteté de dément car j'ai osé le oui splendide qui fait naître aux éclats.

Ceux qui se donnent entièrement au présent, ceux-là renaissent et possèdent l'avenir.

"Anastasis", la résurrection en hébreu. Je n'ai pas bu le vin du sacrifice, mais le vinaigre du vivre y ai trempé mes lèvres jusqu'à supplier de mourir. J'ai vécu ma passion et j'ai vécu ma Pâques, "Pessah". C'est une traversée qui n'a pas l'éblouissant éclat de la fête mais la force polie et grave de l'usure des jours.

Le présent est une mémoire absolue ruisselante d'une vérité qui est au-delà de tout souvenir.

 

Lorette Nobécourt

avril 20, 2011

Le livre des ciels

On a souvent rendez-vous en haut de la rue.
C'est un carrefour hétéroclite, ouvert.

Au loin, un immeuble inachevé, une construction.
Les fenêtres sont dessinées, des trous.

La rue longe un hôpital, nom historique. Une cheminée rigide sort du fond.

Des femmes passent, très belles, avec leur veste sur les épaules. Je vois leur air étonné, leurs colliers en or.

Monde en fissures, ruines intérieures. Des palissades en bois. Derrière, c'est la production.

Il y a des choses que je sais. J'y pense.
Sur la terrasse une fillette, assise, semble boire du vin.

Il traverse la rue en balançant un sac, il danse un peu. Sa bouche est fermée autour de la cigarette.
Les femmes le regardent, sérieuses.

Il vient à côté de moi. Ses cheveux sont un peu longs dans le cou. Il s'assoit.

Il a le même air étonné, perméable. Il a remonté les manches de son blouson, je vois ses bras nus.

 

Leslie Kaplan

avril 19, 2011

Primo

Les pauvres n'ont pas d'histoire, du flou dans les dates, du vague dans les faits, des anecdotes tronquées, je vais te dire, je suis sûre que la grande différence avec les riches se situe dans cette méconnaissance, le logement, la nourriture, les bijoux, les voyages, d'accord, c'est entendu, mais l'histoire, l'histoire on le dit moins, et pourtant je crois que le bât blesse à cet endroit vraiment, vois le peu d'informations que j'ai des ascendants que j'ai connus vivants, comme si tu n'avais pas osé t'inscrire trop précisément dans la grande histoire, comme si tu ne voulais littéralement pas faire l'histoire, comme si tu n'avais existé que du bout des lèvres, comme si je n'avais pas osé moi-même jusqu'ici t'inscrire, nous inscrire dans la grande histoire.


Marilyne Desbiolles

Rhétorique, proêmes

Comme après tout si je consens à l'existence c'est à condition de l'accepter pleinement, en tant qu'elle remet tout en question ; quels d'ailleurs et si faibles que soient mes moyens, comme ils sont évidemment plutôt d'ordre littéraire et rhétorique ; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu'à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu'à propos de n'importe quoi non seulement tout n'est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.

Je propose à chacun l'ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l'épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu'opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour les millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu'alors enfouies.

Ô ressources infinies de l'épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots !...

Les paroles sont toutes faites et s'expriment : elles ne m'expriment point. C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce qu'on veut dire, l'art de les violenter et de les soumettre. Donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes.

Francis Ponge

Marcher sur la rivière

Je me suis arrêté de courir et de rire, et j'ai avisé mon bus. Je me suis remis à courir dans sa direction, et j'ai grimpé dedans. J'ai remonté l'allée et j'ai pris un siège au milieu. De l'autre côté de l'allée, sur le siège à ma hauteur, une femme tenait un enfant dans ses bras et lui embrassait l'intérieur du cou. J'ai fermé les yeux, puis les ai rouverts. Alors accordez-moi de revoir mille fois cette femme embrasser le cou de son enfant, pendant que la pluie crépitait sur la tôle du bus. Et ainsi mille fois, j'aurai mon âme à moi, en paix et tout, j'en suis sûr.

 

Hubert Mingarelli

mars 14, 2011

Une révolution...

Une révolution (...) est une opération par laquelle réellement on se renouvelle, on devient nouveau, frais, entièrement, totalement, absolument nouveau. Et c'est en partie pour cela qu'il y a si peu de véritable révolution dans le monde moderne. Jamais on n'avait tant parlé de Révolution. Jamais on n'a été aussi incapable de faire aucune véritable révolution, rénovation, innovation. Parce que jamais aucun monde n'a autant manqué de fraîcheur.

Charles Péguy

mars 13, 2011

Une histoire de bleu

Le bleu ne fait pas de bruit...

Le bleu ne fait pas de bruit.

C'est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l'attire à soi, l'apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu'en elle il s'enfonce et se noie sans se rendre compte de rien.

Le bleu est une couleur propice à la disparition.

Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même  de l'âme après qu'elle s'est déshabillée du corps,  après qu'a giclé tout le sang et que se sont vidées les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de ses pensées.

Indéfiniment, le bleu s'évade.

Ce n'est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l'air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l'homme que dans les cieux.

L'air que nous respirons, l'apparence de vide sur laquelle remuent nos figures, l'espace que nous traversons n'est rien d'autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.

 

Jean-Michel Maulpoix

janv. 25, 2011

Il faudra

L'enfant était assis là sur son île. Il regardait le monde et réfléchissait.

L'enfant vit les guerres. Il se dit il faudra peindre les uniformes des soldats. Il faudra, des canons de leurs fusils, faire des perchoirs d'oiseaux et des flûtes de berger.

L'enfant vit les famines. Il se dit il faudra attraper les nuages au lasso et les faire pleuvoir sur les déserts. Il faudra cresuser des rivières d'eau et de lait.

L'enfant vit la misère. Il se dit il faudra apprendre à additionner, soustraire et multiplier, et puis à diviser. Il faudra apprendre à partager l'argent, le pain, l'air et la terre.

L'enfant vit les puissants se goinfrer, ordonner, clamer, décréter. Il se dit il faudra leur ouvrir les yeux ou les chasser.

L'enfant vit l'océan. Il se dit il faudra le laver. Et puis s'asseoir devant, juste rêver.

L'enfant vit les forêts. Il se dit il fera bon s'y promener, s'y aventurer, y écrire des histoires pour s'y perdre, puis se coucher sur la mousse pour les écouter.

L'enfant vit les larmes. Il se dit il faudra apprendre à s'enlacer, à ne pas avoir peur des baisers. Il faudra apprendre à dire je t'aime même sans l'avoir jamais entendu.

Enfin l'enfant regarda le monde une dernière fois de son île. Puis il décida ...

... de naître.

Thierry Lenain

 

 

janv. 24, 2011

Qui a peur de la fiction ?

Une affaire agite le Canada : un adolescent de 16 ans, victime de brimades et d'agressions dans son école, écrit et lit en classe un texte de fiction dans lequel un garçon, harcelé, fait sauter son école, moyennant quoi rumeurs, craintes des parents, police, perquisitions, l'adolescent est arrêté et passe trente-quatre jours en prison. Manifestations de solidarité et pour la liberté de la création, les associations d'écrivains s'engagent, Margaret Atwood, Stephen King. Il vient d'être libéré sous la pression de l'opinion, mais le procès aura lieu à l'automne (Libération du samedi 3 février).

On retrouve comme dans d'autres affaires (Rushdie, Mathieu Lindon, tout récemment l'enseignant d'Abbeville), et indépendamment de leurs différences, la confusion délibérée faite par certains des registres de réalité et de fiction, jusqu'à la suppression de la dimension de fiction : il n'y a pas de fiction.

Une histoire de meurtre n'est pas une histoire, c'est un meurtre. Invention = désir, désir = risque, risque = acte. Et comme a dit le procureur, «on ne peut pas prendre le risque». Pourquoi cette négation de la fiction ?

La fiction n'est pas seulement un droit, le droit de penser, c'est-à-dire : toutes les pensées sont possibles, on peut tout penser, rien n'est interdit à la pensée, c'est aussi un moyen, justement un moyen de penser.

Pour définir la fiction, Kafka parle d'un saut : «Ecrire, c'est sauter en dehors de la rangée des assassins.»

Le saut est un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face-à-face avec le réel. Il crée une distance, un espace, il met derrière, il permet de passer ailleurs.

Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu'elle est. Ils assassinent quoi ? Justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Pour sauter, il faut un appui : quand on écrit, les mots sont cet appui.

La fiction, l'invention par les mots, la liberté que donne l'écriture, toutes les possibilités infinies de «sauter», ce n'est pas n'importe quoi, c'est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d'expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s'aplatir devant la réalité, de dire «c'est comme ça», c'est une façon de répondre, de transformer.

Cette réponse ne va pas de soi : elle demande un travail, un travail de pensée, ce qui ne veut pas dire que ce soit pénible, au contraire : l'acte de penser, sauter, procure du plaisir, et comme le dit Serge Daney à propos des cinéastes Lubitsch et Chaplin, «la vraie réponse à la terreur ce n'est pas la vertu, c'est le non-renoncement au plaisir».

Notons, en repensant au fait divers canadien, que quitter le face-à-face avec le trop de réel, tout le monde peut en éprouver la nécessité, mais peut-être les adolescents encore plus que tout le monde. Les adolescents ne se posent pas de questions spécifiques, ils se posent, comme tout le monde, des questions sur eux-mêmes et les autres, le monde, l'identité et l'identité sexuelle, le désir et l'absence de désir : l'ennui, la haine, et quoi faire avec, et les limites, le meurtre, mais ce qui est sans doute spécifique, c'est l'urgence et l'impatience devant ces questions, qui peuvent gêner les adultes, les remettre en cause. D'où le rôle fondamental de la fiction pour les adolescents, fiction qui permet de mettre une distance avec le monde, de prendre ses distances avec lui, et avec sa propre urgence, de passer ailleurs, de penser, jauger, juger la réalité, et d'inventer.

Or il me semble que ce statut fondamental, constituant, de la fiction est menacé non seulement par des diktats débiles religieux, politiques, judiciaires ou policiers qui déclinent l'interdit «il ne faut pas penser», mais aussi par des formes de pensée, ou de non-pensée, naturalistes, qui sont réactionnaires en ce qu'elles nient le saut, le banalisent, le recouvrent, l'effacent. C'est ce qui se passe quand, devant un acte, une œuvre, un objet, on privilégie les explications, psychologiques, sociologiques, biographiques, etc., quand on cherche à ramener l'inconnu au connu au lieu de le considérer, cet inconnu, dans sa nouveauté, sa rupture, de l'examiner, de le déployer. Il a écrit ça parce que... son père, sa mère, etc. Evidemment, on est alerté par des pointes extrêmes de bêtise qui sautent aux yeux, le procureur qui demande à ce que l'adolescent canadien soit vu par un psychiatre : écrire de la fiction est une maladie, relève peut-être de la lobotomie, qui sait. Mais il y a des formes plus diffuses, une tendance à mettre en avant la personne et non l'œuvre, à ramener des explications, qui fait qu'on ne sort pas du ressassement de ce qui est, de la prétendue réalité, une tendance que j'appellerai «nous aussi» qui plombe le saut.

Tendance qui va avec l'appel à la confession, à l'introspection, Alors, racontez-nous, dites-nous tout, vos goûts, vos travers, votre enfance, etc.

Et un tel a peur dans le noir, moi aussi, ou aime le camembert, nous aussi, ou se fait des mises en plis..., on est bien tous pareils, moi aussi j'ai voulu tuer ma mère, j'ai des pulsions terribles, etc. C'est bien sûr la bonne vieille croyance religieuse, je peux dire la vérité sur moi-même, surtout si on me bouscule, et on est bien peu de chose, au fond.

Du coup : 1) Devant «les faits vrais», la soi-disant part intime dévoilée, qu'est-ce qu'on peut penser, critiquer ? Le goût d'un tel pour les escargots ? Ou pour les madeleines ? Sa vie privée ? Ses divorces ? Ou quoi ? Sur quoi porte le jugement ? Au lieu de penser à l'œuvre, à l'acte, on pense à la soi-disant vie, on ne pense pas, on n'a littéralement plus d'objet de pensée.

2) Sous prétexte de rendre un travail accessible, évidemment mépris total des gens auxquels on s'adresse. L'intérêt des gens porte d'abord sur l'œuvre, pas sur l'anecdote, et je ne suis pas la seule à avoir entendu dans une bibliothèque de banlieue une petite adolescente, sac à dos et baskets, dire : «Moi, j'ai lu la Métamorphose et ça m'a changé la vie.»

3) Opium, opium. Cette trivialisation est finalement une façon de dire : participons, non pas aux décisions concernant notre vie, ça c'est difficile, vraiment, voire exclu, mais aux prétendus dessous des cartes : vous n'êtes pas, nous ne sommes pas, parmi les élus, les élites, mais au moins on connaîtra le petit bout de la petite culotte. C'est une façon de penser qui essaie de colmater le désespoir des gens, le nôtre, et la perte de repères, et l'isolement, la désolation.

Au contraire, ce que dit Peter Brook : «Hamlet n'est pas comme "moi", il n'est pas comme tout le monde, parce qu'il est unique... Dans l'histoire un homme comme Hamlet a existé, a vécu, respiré et parlé une seule fois. Et nous l'avons enregistré !» L'universel des questions de Hamlet n'est pas donné, pour les entendre, ces questions, pour les faire miennes, il faut effectuer un saut : je peux entendre ce personnage qui n'est pas moi en sautant en dehors de moi.

Hannah Arendt dit que «les modernes n'ont pas été rejetés dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance) : ils ont été rejetés en eux-mêmes». La fiction, cette expérience du possible, est une des façons de sortir de l'aliénation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et misérable qu'est le seul souci de soi.

Leslie Kaplan, Libération du 13 février 2001