janv. 24, 2011
Qui a peur de la fiction ?
Une affaire agite le Canada : un adolescent de 16 ans, victime de brimades et d'agressions dans son école, écrit et lit en classe un texte de fiction dans lequel un garçon, harcelé, fait sauter son école, moyennant quoi rumeurs, craintes des parents, police, perquisitions, l'adolescent est arrêté et passe trente-quatre jours en prison. Manifestations de solidarité et pour la liberté de la création, les associations d'écrivains s'engagent, Margaret Atwood, Stephen King. Il vient d'être libéré sous la pression de l'opinion, mais le procès aura lieu à l'automne (Libération du samedi 3 février).
On retrouve comme dans d'autres affaires (Rushdie, Mathieu Lindon, tout récemment l'enseignant d'Abbeville), et indépendamment de leurs différences, la confusion délibérée faite par certains des registres de réalité et de fiction, jusqu'à la suppression de la dimension de fiction : il n'y a pas de fiction.
Une histoire de meurtre n'est pas une histoire, c'est un meurtre. Invention = désir, désir = risque, risque = acte. Et comme a dit le procureur, «on ne peut pas prendre le risque». Pourquoi cette négation de la fiction ?
La fiction n'est pas seulement un droit, le droit de penser, c'est-à-dire : toutes les pensées sont possibles, on peut tout penser, rien n'est interdit à la pensée, c'est aussi un moyen, justement un moyen de penser.
Pour définir la fiction, Kafka parle d'un saut : «Ecrire, c'est sauter en dehors de la rangée des assassins.»
Le saut est un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face-à-face avec le réel. Il crée une distance, un espace, il met derrière, il permet de passer ailleurs.
Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu'elle est. Ils assassinent quoi ? Justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Pour sauter, il faut un appui : quand on écrit, les mots sont cet appui.
La fiction, l'invention par les mots, la liberté que donne l'écriture, toutes les possibilités infinies de «sauter», ce n'est pas n'importe quoi, c'est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d'expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s'aplatir devant la réalité, de dire «c'est comme ça», c'est une façon de répondre, de transformer.
Cette réponse ne va pas de soi : elle demande un travail, un travail de pensée, ce qui ne veut pas dire que ce soit pénible, au contraire : l'acte de penser, sauter, procure du plaisir, et comme le dit Serge Daney à propos des cinéastes Lubitsch et Chaplin, «la vraie réponse à la terreur ce n'est pas la vertu, c'est le non-renoncement au plaisir».
Notons, en repensant au fait divers canadien, que quitter le face-à-face avec le trop de réel, tout le monde peut en éprouver la nécessité, mais peut-être les adolescents encore plus que tout le monde. Les adolescents ne se posent pas de questions spécifiques, ils se posent, comme tout le monde, des questions sur eux-mêmes et les autres, le monde, l'identité et l'identité sexuelle, le désir et l'absence de désir : l'ennui, la haine, et quoi faire avec, et les limites, le meurtre, mais ce qui est sans doute spécifique, c'est l'urgence et l'impatience devant ces questions, qui peuvent gêner les adultes, les remettre en cause. D'où le rôle fondamental de la fiction pour les adolescents, fiction qui permet de mettre une distance avec le monde, de prendre ses distances avec lui, et avec sa propre urgence, de passer ailleurs, de penser, jauger, juger la réalité, et d'inventer.
Or il me semble que ce statut fondamental, constituant, de la fiction est menacé non seulement par des diktats débiles religieux, politiques, judiciaires ou policiers qui déclinent l'interdit «il ne faut pas penser», mais aussi par des formes de pensée, ou de non-pensée, naturalistes, qui sont réactionnaires en ce qu'elles nient le saut, le banalisent, le recouvrent, l'effacent. C'est ce qui se passe quand, devant un acte, une œuvre, un objet, on privilégie les explications, psychologiques, sociologiques, biographiques, etc., quand on cherche à ramener l'inconnu au connu au lieu de le considérer, cet inconnu, dans sa nouveauté, sa rupture, de l'examiner, de le déployer. Il a écrit ça parce que... son père, sa mère, etc. Evidemment, on est alerté par des pointes extrêmes de bêtise qui sautent aux yeux, le procureur qui demande à ce que l'adolescent canadien soit vu par un psychiatre : écrire de la fiction est une maladie, relève peut-être de la lobotomie, qui sait. Mais il y a des formes plus diffuses, une tendance à mettre en avant la personne et non l'œuvre, à ramener des explications, qui fait qu'on ne sort pas du ressassement de ce qui est, de la prétendue réalité, une tendance que j'appellerai «nous aussi» qui plombe le saut.
Tendance qui va avec l'appel à la confession, à l'introspection, Alors, racontez-nous, dites-nous tout, vos goûts, vos travers, votre enfance, etc.
Et un tel a peur dans le noir, moi aussi, ou aime le camembert, nous aussi, ou se fait des mises en plis..., on est bien tous pareils, moi aussi j'ai voulu tuer ma mère, j'ai des pulsions terribles, etc. C'est bien sûr la bonne vieille croyance religieuse, je peux dire la vérité sur moi-même, surtout si on me bouscule, et on est bien peu de chose, au fond.
Du coup : 1) Devant «les faits vrais», la soi-disant part intime dévoilée, qu'est-ce qu'on peut penser, critiquer ? Le goût d'un tel pour les escargots ? Ou pour les madeleines ? Sa vie privée ? Ses divorces ? Ou quoi ? Sur quoi porte le jugement ? Au lieu de penser à l'œuvre, à l'acte, on pense à la soi-disant vie, on ne pense pas, on n'a littéralement plus d'objet de pensée.
2) Sous prétexte de rendre un travail accessible, évidemment mépris total des gens auxquels on s'adresse. L'intérêt des gens porte d'abord sur l'œuvre, pas sur l'anecdote, et je ne suis pas la seule à avoir entendu dans une bibliothèque de banlieue une petite adolescente, sac à dos et baskets, dire : «Moi, j'ai lu la Métamorphose et ça m'a changé la vie.»
3) Opium, opium. Cette trivialisation est finalement une façon de dire : participons, non pas aux décisions concernant notre vie, ça c'est difficile, vraiment, voire exclu, mais aux prétendus dessous des cartes : vous n'êtes pas, nous ne sommes pas, parmi les élus, les élites, mais au moins on connaîtra le petit bout de la petite culotte. C'est une façon de penser qui essaie de colmater le désespoir des gens, le nôtre, et la perte de repères, et l'isolement, la désolation.
Au contraire, ce que dit Peter Brook : «Hamlet n'est pas comme "moi", il n'est pas comme tout le monde, parce qu'il est unique... Dans l'histoire un homme comme Hamlet a existé, a vécu, respiré et parlé une seule fois. Et nous l'avons enregistré !» L'universel des questions de Hamlet n'est pas donné, pour les entendre, ces questions, pour les faire miennes, il faut effectuer un saut : je peux entendre ce personnage qui n'est pas moi en sautant en dehors de moi.
Hannah Arendt dit que «les modernes n'ont pas été rejetés dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance) : ils ont été rejetés en eux-mêmes». La fiction, cette expérience du possible, est une des façons de sortir de l'aliénation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et misérable qu'est le seul souci de soi.
Leslie Kaplan, Libération du 13 février 2001
15:12 Publié dans LITTERATURE / Anthologie de Corinne Le Lepvrier
Les commentaires sont fermés.