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mai 26, 2010

La femme du magazine

Une fois j’ai vu dans un magazine une
femme qui me ressemblait. Juste un peu,
mais elle me ressemblait. Ça m’a fait un
effet pas possible. Pourquoi elle me ressemble,
je n’arrêtais pas de me répéter ça,
pourquoi elle me ressemble. Je la regardais,
je notais des détails, je remarquais une chose
ou une autre, elle avait un pli au coin de la
bouche, moi j’ai le même, je ne sais pas si
d’autres pourraient le remarquer, mais moi
je le sais, je le remarquais, et aussi la couleur
des cheveux, c’est le même brun, enfin, je
crois, en tout cas je le sentais pareil, et je
n’arrêtais pas de me dire ça, pourquoi elle
me ressemble, pourquoi cette femme me
ressemble. À la fin je devenais folle. Je n’en
pouvais plus, je l’ai raconté à ma meilleure
amie, elle a écouté, elle m’a dit, mais tu te
demandes pourquoi elle est dans le magazine,
et pas toi, c’est ça que tu te demandes,
cette femme te ressemble et elle est dans le
magazine, c’est ça qui te perturbe, et là ça
m’a arrêtée, je me suis dit, oui c’est vrai, elle
est dans le magazine et pas moi, c’est pour
ça que ça me perturbe. C’est vrai que je ne
voyais pas ce qu’elle avait fait pour être là
dans le magazine, être là à me ressembler.
Ça m’a un peu calmée. Mais après ça m’a
repris. Pourquoi elle et pas moi, pourquoi
elle est dans le magazine et pas moi, en fait
elle n’avait rien fait de spécial, elle était juste
dans le magazine, je ne sais plus qui c’était,
elle était mariée, elle avait des enfants, elle
avait un problème de santé, je ne sais plus,
elle était là dans le magazine, et plus j’y pensais,
plus ça me rendait malheureuse, elle me
ressemblait, pourquoi elle était dans le
magazine et pas moi. Son nom était marqué,
mais ça ne me disait rien, je ne la connaissais
pas, je ne sais pas qui la connaît, mon
amie ne la connaissait pas, personne ne la
connaissait mais elle était là, elle me ressemblait
et ça me rendait malheureuse.
On est dans la société du bonheur et on est
malheureux. Tous les jours, tout le temps, il
y a des raisons d’être malheureux. Quand
on travaille. Quand on ne travaille pas.
Quand on a des enfants. Quand on n’a pas
d’enfants. Et la santé. Et les vacances. On a
tous les jours des raisons d’être insatisfait,
malheureux, mécontent. Et là. Cette femme
qui me ressemblait, dans le magazine, je ne
sais pas pourquoi, ça m’a explosé à la figure.

Leslie Kaplan

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