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avril 22, 2010

La forme d'une ville

Cela se passait pendant les années de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir que j’ai gardé de Nantes. S’il y passe par intervalles une nuance plus sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l’encavement des rues, qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact si fugitive, c’est montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées, de l’allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de l’été, rafraîchies comme d’une buée par l’odeur du citron, de la fraise et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason de la vie n’était plus le même, et depuis, inoublié – un parfum inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J’ai aimé, certes, par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes d’hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues, du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de galettes de blé noir. Mais l’été reste pour moi, depuis mon premier contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu’on a appelée Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et ce que même l’explosion orchestrale du printemps de la campagne ne pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse de l’air le réalise: la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues.

Julien Gracq

avril 06, 2010

La matière du poème

Le travail du poète est d'être au monde à l'état de veille, de se river à la chaîne des instants, de s'en saisir, de capturer ceux qui se cristallisent dans le ferment perpétuel de l'alchimie intérieure, au point qu'ils acquièrent leur autonomie et qu'ils se mettent à briller à la surface de l'esprit, dans la fixité d'un fruit ou d'une fleur qu'il suffit de cueillir, dans l'immobilité d'un grain qu'il convient de picorer, dans le lent déplacement d'une fourmi, d'une mouche ou d'une guêpe qu'il y a lieu de gober, ou encore dans la célérité d'un lièvre ou le jeu du mouvement et de la dissimulation d'une perdrix, il faut ruser pour l'attraper dans ses serres, telles sont les prises du poète lorsqu'il se déplace de par le monde à travers les climats et les langues, comme à travers les paysages et les textes, homme qui se saisit de la seconde qui passe comme des millénaires, touchant au passage la matière qu'il amasse pour l'introduire dans sa fabrique des signes, rencontrant aussi les signes déjà constitués et qui appartiennent à la mémoire des lieux et des langues, signes qu'il intègre à son propre registre pour les croiser avec ses propres signes ou pour les laisser agir à l'état sauvage, laissant au hasard l'émergence de leur empreinte...

Abdelwahab Meddeb