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déc. 14, 2008

La ligne

"...On trace des boucles de soie, dans l'air, on pose sur l'eau une mouche en plume de coq, on en extrait des poissons et ce n'est pas ça, en vérité, qui se passe. Nous sommes agis, mus par quelque humeur fatidique, dedans ; dehors, le jouet des éléments. Comment expliquer, sinon, le goût qui bouscule et vainc nos penchants fugitifs et jusqu'aux pires aversions. Ludions jetés dans le grand chaudron, nous sommes roulés par le bouillement universel au mépris de ce que nous jugeons vouloir, croyant penser. Le drame est que nous le soupçonnions. Il n'y a que nous pour n'être pas à notre place, en paix, mais inquiets, le théâtre de songes, l'agent des passions. Nous sommes fondés à nous demander ce que fait à l'affaire la disposition pensive qui nous fut départie. Elle semble se réduire à la conscience de son impuissance et de sa vanité. A moins que les rivières sous le soir qui tombe, la terre géante qui s'apprête au repos, l'éternelle matière ne soient elles-mêmes en peine de la capacité qu'on a de se représenter tout ce que l'on n'est point. Peut-être manquerait-il quelque chose à la création si, retenant notre geste, suspendant notre course, levant les yeux, nous ne lui accordions, au passage, qu'elle règne en toutes gloire, magnificence, profusion, splendeur, infinité. C'est ce tremblant reflet, comme l'eau en suscite, mais immatériel, labile et se sachant tel, que nous ajoutons au paysage. C'est en lui que les arbres et les oiseaux, les nuages, les monts, l'eau, même, prennent sens et forme et sont. Quant aux poissons auxquels on tend des mouches feintes, ils ne sont qu'un leurre et tout ce qu'on peut faire et dire à ce propos est trompeur, inutile, sans le moindre intérêt.

Pierre Bergounioux, la ligne

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